1. Problématique générale
L’amélioration de la sécurité aérienne dans le cas de conditions
critiques de vol est une préoccupation constante, aussi bien pour les
vols commerciaux (accident du vol AF447 Rio-Paris en 2009) que pour les
vols d’essais dans les phases de qualification des aéronefs. Plus
particulièrement, ce travail est lié à l’étude du décrochage profond,
qui est un cas particulier de décrochage, où l'empennage horizontal de
l’aéronef, dont la fonction est la commande à piquer, est entièrement
situé dans le sillage décollé de la voilure principale. L’empennage se
retrouve alors dans une zone de très faible vitesse et perd toute son
efficacité, ce qui se traduit par une position d’équilibre stable à
forte incidence pour l’aéronef, dont il est impossible de sortir par une
simple action sur la commande de tangage. Il est à noter que ces
phénomènes sont aussi pertinents à des nombres de Reynolds plus modérés
(104 à 105), avec plusieurs applications allant des micro-drones (MAV)
aux drones (UAV) et aux aéronefs évoluant à basse vitesse et haute
altitude (HALE). La prédiction de ce phénomène et l’élaboration d’une
procédure de récupération seraient des contributions significatives dans
la maîtrise des risques.
Cette problématique est complexe, et met en jeu différents phénomènes
aérodynamiques potentiellement tridimensionnels et instationnaire liés à
l’interaction entre les deux ailes. Des implications en terme de
mécanique du vol et de centrage de l’appareil sont aussi concernées. Il
existe très peu de résultat dans la littérature, beaucoup de travaux
étant considérés comme confidentiels par les industriels. Les principaux
travaux expérimentaux ont été réalisés par la NASA dans les années 60
(Taylor & Ray 1965a, 1965b par exemple), puis un peu plus tard lors
de la conception des premiers Airbus (Poisson-Quinton et al. 1967). Ces
études montrent pour l’essentiel que ce phénomène peut se caractériser à
partir de deux paramètres locaux, que sont la déflexion de l’écoulement
sur l’aile principale et la chute de pression dynamique dans son
sillage. En ce qui concerne les modèles de mécanique du vol (Goman et
al. 1997 ; Goman & Khramtsovsky 1997, 1998) ils paraissent
insatisfaisants car ils ne permettent pas de prendre en compte les
paramètres longitudinaux, et conservent une approche bidimensionnelle du
problème.
Ce qui est clair est que la perte d’efficacité de la gouverne est liée
au masquage de celle-ci par l’aile principale à forte incidence. D’où
l’intérêt, dans un cas plus académique, à s’intéresser à l’interaction
entre deux profils, en particulier dans le cas où le profil amont est
décollé conduisant à l’émission de tourbillons. Peu de résultats
existent dans la littérature sur cette configuration. Un résultat avéré
est l’augmentation du coefficient de portance maximum et de l’angle de
décrochage du profil aval. L’autre aspect concerne l’étude de
l’interaction tourbillon profil. Le passage d’un tourbillon se traduit
par une modulation des coefficients aérodynamiques fortement dépendante
de la trajectoire du tourbillon. Tous ce travaux ont été repris dans la
thèse du Capitaine Laurent Hétru financée par l’Armée de l’Air (Hétru
2015). Le Capitaine Hétru a montré à partir d’une analyse statistique du
champ de vitesse 2D que les tourbillons émis par le profil amont
viennent forcer l’écoulement sur le profil aval (gouverne en tangage),
ce qui se traduit, selon les paramètres, par un gain ou une perte de
portance de ce profil aval (Faure et al., 2015, Hétru et al., 2014,
Hétru et al., 2013).
L’objectif général de cette thèse est lié à la compréhension et à la
caractérisation des mécanismes aérodynamiques associés à l’interaction
entre deux profils d’aile à forte incidence avec à la clé la mise en
œuvre de moyens de contrôle ainsi que d’une procédure d’identification
liée au décrochage profond.
2. Programme de la thèse
Le point de départ de cette thèse est la thèse du Capitaine Laurent
Hétru soutenue en 2015. La problématique du décrochage profond sera
étudiée dans une configuration aéronautique de référence constituée de
deux profils en interaction aérodynamique. Les questions ouvertes que
nous souhaitons traiter sont :
- L’étude des propriétés dynamiques des structures
tourbillonnaires associées aux mécanismes d’instabilité résultant de
l’interaction entre deux profils. Eventuellement nous considérerons des
effets de couplage fluide/structure, et par conséquent une évolution
dynamique de l’incidence sous l’effet de l’écoulement.
- Mise en évidence d’effets tridimensionnels liés à des modes
d’instabilités transverses en régime turbulent et à des effets
géométriques dus à la présence du fuselage de l’aéronef.
- Mise en œuvre de moyens de contrôle ainsi que d’une procédure d’identification liée au décrochage profond.
Ce travail sera réalisé dans le cadre d’une approche couplée
expérience/simulation afin de couvrir la plus large gamme de paramètre
possible.
L’étude expérimentale sera réalisée dans la soufflerie de l’École de
l’Air à Salon de Provence. Elle permettra de caractériser les
écoulements dans une gamme de nombres de Reynolds correspondant aux
applications MAV, UAV ou HALE (Re=104 à 105). On s’attachera à
caractériser l’influence du forçage sur l’écoulement en fonction des
paramètres comme la distance entre les profils, l’angle d’incidence, et
le calage du profil aval. La variation des efforts et du moment de
tangage sur ce profil sera mesurée. La mise en place d’un système
d’acquisition résolu en temps permettra l’étude du comportement
dynamique du système autour du point d’équilibre stable du décrochage
profond. Le caractère tridimensionnel du phénomène sera étudié à travers
l’implémentation dans la soufflerie d’une aile en flèche et d’une
gouverne en tangage d’envergure limitée.
Le travail de modélisation numérique associée sera réalisé au moyen
d’une chaine de modèles, depuis les modèles « haute fidélité » basés sur
la résolution des équations complètes du mouvement jusqu’aux modèles «
hautes performances » (modélisation potentielle et modèle de vol
longitudinal). Le laboratoire M2P2 à Aix-Marseille Université possède
une expertise reconnue en modélisation numérique, et développe des
outils de simulation basés sur des méthodes numériques avancées pour des
nombres de Reynolds pertinents pour l’application. Dans le cadre de ce
travail, nous bénéficierons du solveur OpenFOAM dans lequel nous venons
d’intégrer une méthode de frontières immergées performante (Pinelli et
al. 2010). Ce nouveau solveur vérifié et validé (Constant et al. 2017)
est aujourd’hui étendu à la prise en compte de fonctions de parois, dans
le contexte basé sur des modèles de type « Delayed Detached Eddy
Simulations », pour la simulation d’écoulements turbulents autour
d’obstacles fixes ou en mouvement. Les résultats numériques seront tout
d’abord validés expérimentalement à partir des mesures PIV dans la gamme
de nombres de Reynolds (Re=104 à 105) accessible par la soufflerie.
Puis, bénéficiant d’un algorithme parallélisé permettant d’atteindre des
résolutions élevées, nous nous intéresserons à des régimes d’écoulement
correspondant à des nombres de Reynolds plus élevés. Grâce à la méthode
de frontières immergées, ce solveur permettra aussi d’envisager des
aspects liés à l’interaction fluide/structure permettant de relier
l’incidence des profils au forçage de l’écoulement. Un modèle d’ordre
réduit d’écoulement décollé, basé sur une modélisation potentielle, sera
aussi développé pour caractériser les effets bidimensionnels du forçage
aérodynamique entre les profils (Ramesh et al., 2014). Un dernier
aspect du travail s’attachera à l’évolution d’un modèle longitudinal de
mécanique du vol (Hétru et al., 2013). À défaut d’élaborer une procédure
de rétablissement à partir d’un décrochage profond établi, l’objectif
sera d’identifier les paramètres précurseurs de l’apparition du
phénomène ou de proposer des moyens de contrôle, par des modifications
géométriques de l’aile, permettant de supprimer ou de diminuer ce
phénomène. Ce modèle de mécanique du vol sera élaboré à partir des
essais en soufflerie et des simulations numériques sur une large gamme
de nombres de Reynolds. Son adaptation à des conditions de vol réel d’un
avion sera réalisée, avec l’objectif ultime de définir une stratégie
d’avertissement de l’apparition du phénomène du décrochage profond.
Contact: eric.serre(at)univ-amu.fr